Alors que les consortia se sont développés un peu partout dans le monde dès le début des années 90, la France est restée à l’écart de cette dynamique jusqu’en 1997: après un timide démarrage autour de la cellule Mathdoc du Réseau national des bibliothèques de mathématiques et la création de groupements d’achat de produits comme Datastream ou ABI-Inform, il faudra attendre 1999 pour assister au véritable essor des consortia. La raison majeure tient à la faible tradition coopérative des bibliothèques académiques françaises, la gestion de nombreux dossiers qui fondent en partie les consortia américains - catalogue commun, prêt entre bibliothèques, acquisitions partagées -relevant du niveau national. Dans un pays encore fortement marqué par le jacobinisme, où le grand mouvement de décentralisation ne remonte qu’à une vingtaine d’années, le salut demeure attendu de l’administration centrale. Le Ministère de l’Education nationale s’est doté d’une Sous-direction des bibliothèques et de la documentation qui exerce un pilotage fort des bibliothèques universitaires et des grands établissements et leur attribue la plus grande partie de leurs ressources, aussi bien budgétaires qu’humaines. Dans un tel contexte, de nombreuses bibliothèques universitaires attendaient du Ministère qu’il assume la négociation au niveau national. Ce réflexe était d’autant plus naturel que l’ensemble des universités françaises ne pèsent pas plus lourd qu’un consortium américain moyen. La structure documentaire de l’université française est en outre très morcelée: non seulement les grandes universités - et leurs bibliothèques - ont éclaté en 83 universités après les lois d’orientation de l’enseignement supérieur de 1968 et 1984, mais leurs bibliothèques coexistent avec une myriade d’autres structures au sein même de chaque université, rendant la coordination de ce dispositif problématique. Dans ce contexte, un regroupement à l’échelon national paraissait s’imposer, s’appuyant sur une structure administrative existante. Le Ministère n’a toutefois pas souhaité -sauf exception - s’investir dans une activité opérationnelle directe, estimant qu’il revenait aux établissements de l’assumer tout en promettant de soutenir les initiatives émergentes. Une alternative existait au niveau national, le seul pertinent à l’échelle d’un pays de taille moyenne: confier le dossier à l’ABES (Agence bibliographique de l’enseignement supérieur), établissement public placé sous la tutelle du Ministère et doté, lui, de moyens opérationnels. L’ABES est toutefois engagée depuis plusieurs années dans l’ambitieux projet de système universitaire de documentation (SUDOC), à la fois outil de catalogage partagé et catalogue collectif, qui mobilise toute son énergie. Quant à la Bibliothèque nationale de France, autre opérateur national possible, elle est toujours restée en marge de ce dossier: outre des soucis bien connus, elle relève, avec le Ministère de la Culture, d’une autre tutelle ministérielle que les bibliothèques universitaires, ce cloisonnement suffisant à l’en éloigner.
Une autre particularité française est souvent avancée pour expliquer le retard pris par la France dans le développement des consortia: la rigidité de la réglementation sur les marchés publics. Les organisations publiques sont en effet tenues de mettre en concurrence les fournisseurs d’une même famille de produits à partir du seuil de 46.000 Euros et de retenir un unique fournisseur, les marchés étant généralement conclus pour une durée de trois ans. Les bibliothèques universitaires ont ainsi signé des marchés avec les principaux groupeurs d’abonnements pour leurs périodiques papier. Or les éditeurs refusent le plus souvent de traiter avec les groupeurs pour l’accès à la version électronique de leurs titres. La réglementation sur les marchés publics - dont on annonce depuis longtemps un assouplissement qui tarde à se matérialiser permet toutefois de traiter ce cas spécifique. Cette réglementation, bien que lourde et complexe, ne constitue pas aujourd’hui un véritable frein aux consortia à condition de se plonger dans le maquis des textes officiels. Elle risque cependant de le devenir le jour où les éditeurs ne baseront plus leurs contrats sur les abonnements papier et autoriseront les bibliothèques à supprimer le papier pour ne retenir que l’électronique. Les marchés passés avec les groupeurs perdront leur raison d’être, au profit de seuls accords avec les éditeurs. De même, cette réglementation interdit la négociation d’une licence unique au nom des membres du consortium, les éditeurs étant tenus de signer des licences avec chaque établissement et de les facturer individuellement.
Comme ailleurs en Europe, les produits visés par les consortia sont les bases de données bibliographiques, les données factuelles et enfin les revues électroniques, dont les enjeux économiques cristallisent le débat autour d’une possible remise en cause du rôle traditionnel des bibliothèques.
Le développement rapide de la documentation électronique n’a pas modifié le positionnement stratégique des grands organismes de recherche comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui ont tout naturellement appliqué à la documentation une logique de négociation nationale pour en faire bénéficier leurs laboratoires locaux. Par contre, elle a radicalement bouleversé le positionnement des bibliothèques au sein des universités: dans un paysage documentaire extrêmement morcelé, seules les bibliothèques disposent en effet des moyens humains et de l’expertise technique et documentaire pour recenser les ressources disponibles dans la kyrielle de structures documentaires des campus et négocier avec les éditeurs, qui exigent naturellement d’avoir un seul interlocuteur. C’est pourquoi la plupart des bibliothèques universitaires ont été désignées opérateurs de la documentation électronique de leurs universités et bénéficient à ce titre d’une nouvelle légitimité que la création des Services communs de documentation n’avait pas réellement déclenché jusqu’à présent. Cette fédération des ressources, Graal que visaient les réformes successives de la documentation universitaire, c’est enfin l’électronique qui l’amène.
Un essai de typologie des consortia français distingue d’abord les groupements d’achat pour un seul produit, souvent initiés par des acteurs commerciaux, comme Silverplatter, Swets, Datec, Ovid, Bell & Howell pour Inspec, Current Contents, Datastream, Academic Press…
Autre cas de figure: les consortia intra-organismes dont le meilleur exemple, concernant le CNRS, est le contrat passé par l’Institut national de l’information scientifique et technique (INIST) et le département de chimie du CNRS avec Elsevier, alors qu’auparavant l’INIST et les laboratoires de chimie relevant du CNRS, disséminés sur tout le territoire, géraient indépendemment leurs abonnements. Un consortium intra-organisme vise à la rationalisation de la gestion des abonnements spécifiques à cet organisme. D’autres se sont engagés dans cette voie tels l’INSERM (Institut national supérieur de la recherche médicale), le CEMAGREF (Institut de recherche pour l’ingénierie de l’agriculture et de l’environnement), l’INRIA (Institut national de recherche en informatique) etc… L’appellation de consortium appliquée à une même entité administrative est toutefois abusive: si l’on considère que les véritables consortia traduisent la volonté de coopération entre plusieurs organismes indépendants, l’exemple le plus probant est celui des consortia nationaux ou régionaux.
Couperin est le premier consortium national de bibliothèques universitaires à avoir vu le jour en France, en juin 1999, à l’initiative de 6 bibliothèques universitaires: Strasbourg I, Angers, Aix-Marseille II, Cergy-Pontoise, Nancy I, Versailles - Saint Quentin en Yvelines. Comptant 65 membres au 10 janvier 2001, il devrait rassembler à court terme toutes les bibliothèques universitaires. Consortium à dominante scientifique, mais qui compte aussi investir les sciences humaines et sociales, Couperin a conclu des accords avec Elsevier, Academic Press, Institute of Physics, Wiley, American Chemical Society et Springer, des négociations étant en cours avec High Wire Press, Kluwer, Karger. Si la priorité a été donnée à l’accès aux périodiques électroniques, Couperin prévoit d’avancer également sur les bases de données.
La négociation la plus significative en matière de chiffre d’affaires est sans doute celle menée avec Elsevier pour l’utilisation de Science Direct. Si les premiers contrats se sont basés sur le principe de l’accès croisé entre titres souscrits par les bibliothèques membres du consortium, Elsevier propose désormais un modèle économique qui donne un accès illimité au texte intégral de l’ensemble du catalogue d’Elsevier Science depuis 1995, soit 1100 titres. Les universités signataires s’engagent à maintenir le chiffre d’affaire de leurs abonnements papier pendant un an et payent un droit supplémentaire dégressif, compris entre 8% et 12% de leur chiffre d’affaires. En contrepartie, Elsevier plafonne la hausse moyenne de ses abonnements papier à 6,5% par an (inversement, l’Université lui reverse la différence si la hausse est inférieure à ce taux!).
Il n’existe pas de lien contractuel entre les membres du consortium, dont le statut est associatif: il suffit que le président de l’université adresse une lettre de demande d’adhésion au président du consortium, qui n’exige aucun droit d’entrée. Les bibliothèques universitaires, dans une logique coopérative, se sont partagées les négociations avec les éditeurs pour la mise au point d’un contrat-type signé ensuite avec chaque université. La faiblesse de Couperin, qui résidait dans l’absence de structure permanente, est en voie d’être résolue par l’attribution d’un poste par le Ministère de l’Education nationale: belle reconnaissance pour une dynamique partie du terrain et désormais institutionnalisée. Ce soutien officiel, qui se matérialise encore par une subvention de 40% du surcoût électronique aux bibliothèques signataires, va permettre à Couperin de donner un nouvel élan à son action: création d’un site web avec liste des abonnements souscrits et forum de discussion, renégociation avec les éditeurs pour l’accès à la totalité de leurs catalogues dans un rapport de force plus favorable dû à l’augmentation du nombre de bibliothèques membres et positionnement plus favorable vis-à-vis de la recherche: les grands organismes nationaux (CNRS, INSERM, INRA etc…) ayant par ailleurs signé des licences avec plusieurs éditeurs au nom de leurs laboratoires de recherche, dont certains sont partagés avec l’université (c’est le cas des Unités mixtes de recherche du CNRS), le même service est en effet payé deux fois. La stratégie de Couperin est de pousser à une meilleure coordination entre le Ministère de l’Education nationale et le Ministère de la recherche.
Un consortium régional a émergé en Rhône-Alpes, piloté non plus par des bibliothèques mais par des universitaires: CAMPRA (Consortium pour l’accès mutualisé aux publications scientifiques numérisées en Rhône-Alpes) constitue le volet d’accès aux publications primaires électroniques d’un projet beaucoup plus large soutenu fortement par la région Rhône-Alpes: BRAIN (Bibliothèque Rhône-Alpes d’information numérisée) Les deux autres axes en sont les bases de données bibliographiques et l’établissement d’une articulation entre les deux axes précédents, Calliope numérisé, conçu à partir de produits développés par l’INRIA en partenariat avec Xerox et dont la philosophie ressemble furieusement à celle d’ARIEL. Calliope permettra d’une part la réunion, sous une même base de données, des références aujourd’hui dispersées entre plusieurs bases, et, d’autre part, le stockage des versions numérisées des articles dont au moins un utilisateur en Rhône-Alpes aura déjà sollicité l’impression locale sur son imprimante de proximité. Les versions numérisées stockées seront obtenues soit à partir de la version papier, si c’est la seule existante dans la région, soit de la version électronique dans le cadre des abonnements électroniques souscrits.
Estimant que les conditions dictées par l’éditeur (plafonnement des hausses à 6,5% et taux du surcoût) demeuraient inacceptables et que l’offre de la totalité du catalogue n’était pas pertinente pour les établissements se voyant imposer la vente forcée d’une masse de documentation pas toujours pertinente, CAMPRA a , en vain, tenté de négocier des conditions plus favorables avec Elsevier pour finir par rejoindre collectivement Couperin. Un consortium régional n’avait effectivement aucune chance d’obtenir des conditions plus favorables face à un consortium national qui avait gelé la négociation avec son contrat-type et dont la logique, conduite par des bibliothécaires, n’obéissait pas aux mêmes critères que celle d’universitaires, davantage sensibles au contenu.
Les groupements thématiques, enfin, s’articulent autour des CADIST (Centres d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique), dispositif d’achat partagé de la documentation spécialisée, créé en 1980. Les bouleversements induits par la multiplication du nombre de titres accessibles remettent en cause la mission des CADIST qui fondent leur légitimité sur la notion de pôle documentaire d’excellence et une intense activité de prêt entre bibliothèques. Ces enjeux ont poussé plusieurs d’entre eux à lancer des initiatives dans leur sphère de compétence, plutôt orientées vers le bases de données: c’est le cas de la physique, autour de l’Université de Grenoble I, pour les revues de l’Institute of Physics, avec 14 bibliothèques participantes et Inspec, des sciences économiques et de la gestion, disciplines peu investies par Couperin, pour lesquelles la Bibliothèque de Paris IX Dauphine a signé une licence avec Bell & Howell pour le produit ABI-Inform (4 abonnements) et négocie avec plusieurs fournisseurs pour Econlit, du Droit autour de la Bibliothèque Cujas. La Sous-direction des bibliothèques et de la documentation s’est enfin directement impliquée en négociant, de concert avec le Ministère de la recherche et le CNRS, un tarif préférentiel avec l’American Chemical Society pour l’accès aux Chemical Abstracts (22 accords).
Partis en retard, les organismes documentaires français sont en train de rattraper leur handicap dans la constitution des consortia, malgré un contexte administratif et réglementaire pesant. Le plus significatif est sans doute que l’initiative soit partie des professionnels et non plus sommet, qui a décidé aujourd’hui d’accompagner ce mouvement. Désordonné au départ, le paysage des consortia français, devenu plus lisible, est en cours de rationalisation, à commencer par les Ministères de l’Education nationale et de le recherche qui semblent vouloir cesser de se concurrencer. D’autres rapprochements sont prévisibles, l’échec de CAMPRA montrant que l’avenir est bien, à l’échelle d’un pays de taille moyenne, aux consortia nationaux. Il semble toutefois peu vraisemblable que des licences nationales puissent être négociées, faute de structure juridique adéquate.
Le premier avantage des consortia pour les utilisateurs n’est pas financier. Ils ont eu d’abord le mérite d’obliger les universités et les grands organismes de recherche à mutualiser leurs ressources documentaires et à désigner un chef de file. Sont-ils pour autant le remède miracle souvent vanté? Dans un contexte documentaire dont tous les partenaires, éditeurs aussi bien que bibliothécaires, ont du mal à imaginer l’évolution prévisible au-delà d’un horizon à 2 ans, les contrats d’accès aux bouquets de revues et les clauses imposées de maintien du chiffre d’affaire sont porteurs de lourdes menaces pour les bibliothèques comme pour la communauté scientifique: les éditeurs tentent ainsi de figer le marché et d’empêcher l’émergence de nouveaux modèles économiques d’édition, tels l’Open Archives Initiative. Leur volonté de contrôler l’archivage remet aussi en cause cette activité traditionnelle des bibliothèques au profit d’une logique purement marchande.
C’est pourquoi il est primordial que les animateurs des consortia français renforcent leur analyse juridique des contrats et s’appuient sur les principes édictés par LIBER afin de supprimer certaines clauses restrictives, notamment en matière de prêt entre bibliothèques et de tarification.
Les consortia seraient-ils de simples groupements d’achat, des supermarchés de la documentation électronique où chaque bibliothèque se servirait en fonction de l’offre la plus intéressante? Ce serait faire fi de la dimension coopérative de ces groupements dont les bibliothèques ne sont pas des clients mais bien des partenaires.
1. Chartron, Ghislaine: Enquête sur les consortia en France. Mai 2000: http://www.ccr.jussieu.fr/urfist/presse/Consort.
2. Reibel, Iris: „La création d’un consortium de bibliothèques universitaires: son impact sur la politique d’abonnements aux périodiques électroniques“. Bulletin des Bibliothèques de France, N°2, 2000, pages 50-51.
3. Saunier, Sébastien: Synthèse bibliographique: consortia de bibliothèques et éditeurs scientifiques: état des lieux, expériences et projets. Cemagref, Université Claude Bernard - Lyon 1, avril 2000.