Les bibliothèques d’étude et de recherche françaises connaissent de graves problèmes de manque de place pour abriter leurs collections, depuis plusieurs décennies.
Cela est particulièrement vrai en Ile-de-France qui, bien que représentant à elle seule un tiers des ressources documentaires du pays, n’a pratiquement pas bénéficié de l’effort de construction de bibliothèques universitaires entrepris depuis 1989. Cela est encore plus vrai des grandes bibliothèques patrimoniales de Paris intra-muros, aux fonds particulièrement riches, mais figées dans leurs locaux ancestraux.
On avait pris la mesure exacte de cet état de fait au début des années 80 en menant une enquête précise sur les mètres linéaires encore disponibles alors dans les magasins des bibliothèques universitaires de la région parisienne. Le résultat en avait été alarmant. L’idée de construire dans cette région ce que l’on appelait alors un silo propre à accueillir une partie des collections – les moins consultées – de ces bibliothèques avait germé.
Au terme d’une lente maturation, un chef de projet fut nommé sur cette question au début des années 90, puis un décret créant le „Centre technique du livre de l’enseignement supérieur (CTLes)” parut en octobre 1994.
La construction du CTLes fut ensuite rapide: implanté à Marne-La-Vallée, à une trentaine de kilomètres à l’est de Paris, sur un site qu’il partage avec certains services de conservation de la Bibliothèque nationale de France, dont il est cependant indépendant, le centre a commencé à fonctionner fin 1996.
Aujourd’hui, le plan „Université du 3ème millénaire” (dit U3M), qui prévoit la construction ou l’extension d’équipements universitaires jusqu’en 2006, apporte un éclairage nouveau et soudain plus aigu sur certaines questions documentaires.
Je vais essayer de montrer comment, se fondant sur sa jeune expérience et les observations qu’il peut en tirer, le CTLes se trouve, peut être, en mesure de prendre une part active dans la conception et la mise en œuvre d’une politique de conservation partagée entre les bibliothèques universitaires françaises, à commencer par celles de la région parisienne.
Le Centre technique du livre de l’enseignement supérieur (CTLes) a pour mission d’assurer la collecte, la gestion, la conservation et la communication des documents d’intérêt patrimonial et scientifique que lui confient les universités, les établissements de recherche, les grandes écoles.
Il traite en priorité des collections des établissements situés en Ile-de-France (région parisienne) où il est lui-même implanté.
Les collections versées au CTLes peuvent l’être sous deux statuts différents:
Le Centre a également vocation à conseiller les établissements d’enseignement supérieur en matière de préservation et de conservation des documents et à coopérer avec les organismes agissant dans les même domaines tant en France qu’à l’étranger.
Le CTLes offre aussi un service complémentaire de ce rôle initial: le stockage temporaire de documents pour des bibliothèques ayant le besoin momentané d’entreposer tout ou partie de leurs collections hors de leurs propres bâtiments, par exemple pour effectuer des travaux.
Enfin, le CTLes s’est vu confier, en 1997, une autre mission: l’attribution aux bibliothèques universitaires ou assimilées des exemplaires du dépôt légal des monographies effectué par les éditeurs. Chaque semaine, le CTLes collecte auprès de la Bibliothèque nationale de France l’un des quatre exemplaires ( à l’exclusion de la littérature pour la jeunesse et des romans) déposés par les éditeurs, les répartit, en fonction du sujet traité par chaque ouvrage, entre une quarantaine de bibliothèques selon un plan de répartition établi par le Ministère de l’éducation nationale (Direction de l’enseignement supérieur) et expédie ces volumes aux bibliothèques bénéficiant de ces attributions. Afin d’assurer cette fonction, le CTLes se tient en contact régulier avec les bibliothèques concernées, pour répondre le plus rapidement possible à leurs besoins: suivi de la production de certains éditeurs, exclusion de certains types de documents qu’elles ne souhaitent pas recevoir, etc. Le CTLes traite ainsi de 25 000 à 30 000 titres par an.
Pour exercer ses missions, le Centre dispose d’un bâtiment de 6 900 m2, doté d’équipements et de matériels modernes et de qualité, d’un budget annuel de fonctionnement de 4,8 millions de francs (733 000 euros) et d’une équipe de 21 personnes.
Mais revenons à la fonction principale du CTLes: la conservation et la communication de documents pour le compte d’un ensemble de bibliothèques.
Actuellement (au 31 mars 2001), après 4 ans et demi de fonctionnement, le centre abrite au total 16 593 mètres linéaires de documents provenant de 18 établissements différents et parvenus au CTLes en 35 versements.
De quelles bibliothèques s’agit-il? – Les premières et les plus importantes utilisatrices du CTLes sont les grandes bibliothèques interuniversitaires de Paris intra-muros (Bibliothèque interuniversitaire de médecine, Bibliothèque de la Sorbonne, Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales, Bibliothèque Sainte-Geneviève, bibliothèque Cujas) et celles de grandes institutions littéraires et scientifiques (Institut de France, Fondation nationale des sciences politiques). Mais le CTLes accueille aussi des collections de petites unités documentaires, telles que le Centre de documentation des mondes russe et turc ou le Centre d’études slaves.
La taille des collections provenant de chaque établissement varie considérablement, de plus de 3 000 mètres linéaires (ml) pour la plus importante à 50 ml pour la plus petite.
Quels types de documents ces bibliothèques confient-elles au CTLes? – Ce sont des documents de faible usage, sur support papier, publiés du 17ème siècle aux années 1990. Parmi eux, les périodiques représentent la majorité (61%), suivis par les thèses françaises ou étrangères (33%), les monographies venant loin derrière (6%). Le rythme d’accroissement des collections est actuellement de l’ordre de 4 km linéaires par an.
Comment le CTLes procède-t-il pour intégrer ces collections?
Tout d’abord, il prépare des campagnes de versements de collections en interrogeant, tous les deux ans, les bibliothèques d’études et de recherche d’Ile- de-France sur leurs besoins de délocalisation à court ou moyen terme de certaines parties de leurs collections. Le CTLes établit ensuite un calendrier des transferts pour deux ans, mis au point en concertation avec les bibliothèques concernées. Simultanément, il lance un appel d’offre pour choisir l’entreprise qui effectuera les transferts de collections, parmi celles ayant déjà une bonne expérience de déménagement de collections de bibliothèques. Les transferts s’effectuent toutes les semaines (sauf pendant les congés universitaires), selon un rythme moyen hebdomadaire de 100 ml. A leur arrivée, tous les documents sont systématiquement dépoussiérés. Leur état physique est examiné et les décisions appropriées sont prises en matière de préservation, dont certaines sont immédiatement appliquées (banderolage, mise sous enveloppe pour les documents nécessitant ce type d’intervention), d’autres sont exécutées ultérieurement par le personnel du Centre ou par des prestataires extérieurs (petites réparations, reliure en renfort, reliure artisanale).
A l’exception des thèses, les documents sont ensuite rangés dans des conteneurs en polypropylène alvéolaire – matériau totalement neutre – que le CTLes fait fabriquer dans les différents formats nécessaires. Ces conteneurs assurent une protection optimale des documents et réduisent le risque de propagation d’une infestation quelconque qui n’aurait pas été détectée à l’arrivée des documents.
Le traitement des documents se poursuit pour les monographies et les périodiques, par l’inventaire: les cotes des documents sont entrées dans le système informatique et reliées au numéro des conteneurs concernés. Ces conteneurs recevront ensuite chacun une adresse également saisie dans le système informatique. Les périodiques font, en outre, l’objet d’un état de collection très précis et, à cette occasion, le CTLes met à jour le catalogue collectif des publications en série (anciennement appelé CCN/PS) aujourd’hui inclus dans le système universitaire de documentation (SUDOC), le cas échéant en enrichissant les notices de celui-ci, voire, parfois, en y créant des notices de titres de périodiques ne s’y trouvant pas encore.
Les thèses ne sont pas inventoriées: elles sont directement rangées en magasin, dans l’ordre exact des cotes de la bibliothèque d’origine. Ce mode de rangement suffit à les retrouver lorsqu’elles sont demandées en prêt.
Les conditions générales de conservation au CTLes sont généralement considérées comme excellentes:
De plus, la présence sur le site des équipements de conservation de la Bibliothèque nationale de France (BnF) constitue un atout majeur du système de conservation du CTLes. Celui-ci fait, autant que de besoin, appel à la haute compétence des collègues de la BnF sur des questions comme le diagnostic en cas de présomption d’infestation (moisissure, champignons, insectes) le conseil et la formation en matière de réparation et de restauration de documents, la documentation très spécialisée relative à la conservation, si nécessaire la désinfection et le microfilmage.
Le CTLes assure, évidemment, la communication des documents qu’il abrite. Les utilisateurs peuvent venir consulter les collections sur place, mais ils sont rares à le faire. La très grande majorité des communications de documents s’effectue à distance, par toutes les formes possibles de prêt entre bibliothèques (envoi d’originaux, de photocopie, de télécopies, de fichiers numériques). Le centre a pris un engagement de fournir les documents demandés en 48 heures et il le fait, la plupart du temps, en 24 heures.
L’activité de communication, encore modeste, représente actuellement de l’ordre de 1 600 demandes par an. Elle est en augmentation régulière et le taux de satisfaction des demandes dépasse 90%. Les demandes proviennent, très logiquement, pour la plus grande part, des bibliothèques ayant versé des collections au CTLes, mais les autres bibliothèques demandeuses sont de plus en plus nombreuses et des demandes provenant de l’étranger ont commencé à parvenir au CTLes.
Les relations entre les établissements utilisateurs et le CTLes sont formalisées par des conventions signées pour chaque dépôt et chaque cession ainsi que pour les dépôts provisoires. Ces conventions décrivent les collections concernées, définissent les engagements mutuels des deux partenaires et précisent les modalités de contribution financière de l’établissement utilisateur. Le principe a été retenu, en effet, que les prestations du CTLes soient payantes, mais selon des tarifs respectant le caractère de service public de celles-ci.
Dans l’état actuel des choses, donc, le CTLes est déjà un équipement collectif dont un nombre significatif de bibliothèques d’étude et de recherche de la région parisienne, notamment les plus importantes, a commencé à utiliser les services. Il constitue un outil pour une forme de conservation „partagée“, en ce sens que plusieurs bibliothèques se partagent les possibilités offertes par le CTLes en termes de magasins de stockage, capacité de traitement, conditions de conservation et services de fourniture à distance de documents.
Cela dit, après quatre ans et demi de fonctionnement, le CTLes a pu dresser un bilan de son propre fonctionnement et de ses relations avec ses bibliothèques utilisatrices, dégager certaines caractéristiques des collections qu’il abrite, observer certains phénomènes.
Tout d’abord, l’attitude des bibliothèques par rapport à l’idée même de délocalisation d’une partie de leurs collections et d’utiliser les services d’un organisme comme le CTLes.
Au delà du constat très largement partagé du manque de place pour assurer l’accroissement normal des collections, on peut distinguer, de manière forcément schématique, quatre attitudes types:
On voit qu’en dehors de cette dernière catégorie de bibliothèques, un certain travail d’explication, de sensibilisation, de pédagogie, reste à faire pour convaincre les établissements que le CTLes n’est rien d’autre qu’un prolongement de leur(s) propre(s) bâtiment(s), plus fonctionnel, beaucoup mieux équipé pour la fonction de conservation à long terme.
Abordons, à présent, la question du statut des documents localisés au CTLes. Au 31 mars 2001, les documents cédés au CTLes représentaient 52 % des collections présentes et les documents en dépôt, 48 %. Mais il convient de noter que l’avantage constaté en faveur des cessions résulte de versements massifs de thèses cédées les deux premières années par la Bibliothèque de la Sorbonne et la Bibliothèque interuniversitaire de médecine et que la part des cessions ne cesse de décroître depuis. Une projection effectuée à partir des projets de versements actuellement programmés fait apparaître qu’au milieu de l’année 2002 les dépôts auront commencé à devancer les cessions.
Les responsables des bibliothèques ont du mal à concevoir que les collections cédées au CTLes demeurent accessibles exactement dans les mêmes conditions que les collections déposées (dont elles restent propriétaires) et qu’elles deviennent, en réalité, une sorte de bien commun, prolongement des fonds de chacune, au service des usagers de toutes.
Cet état de fait n’aurait qu’une importance secondaire s’il n’avait une incidence directe sur les possibilités (ou impossibilités) de procéder à une gestion des collections au CTLes.
Cela se vérifie, en particulier, pour les collections de périodiques. Le CTLes abrite déjà quelque 11 000 titres de périodiques (environ 4 500 cédés et 6 500 déposés), aux états de collection plus ou moins complets.
Le Centre a initié l’an dernier et complété cette année un sondage parmi ces titres afin de relever dans le SUDOC le nombre de localisations d’une partie de ces titres en France et plus particulièrement en Ile-de-France. Les résultats en sont très parlants:
De nos jours, avec les possibilités offertes par la fourniture à distance de documents, sous toutes ses formes, la persistance d’une telle situation ne correspond plus ni à une nécessité documentaire ni à une rationalité économique.
Et ce d’autant moins que le paysage documentaire de l’Ile-de-France et notamment de Paris intra-muros connaît actuellement une évolution considérable. En effet, après l’ouverture du site Tolbiac de la Bibliothèque Nationale de France et la réouverture de la Bibliothèque publique d’information, la programmation, en cours, de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art va déboucher sur le regroupement des collections de plusieurs bibliothèques, la restructuration du site universitaire de Jussieu et la décision d’installer l’Université de Paris VII et sa bibliothèque dans le quartier de Tolbiac soulèvent un ensemble de questions sur les collections des bibliothèques scientifiques qui se trouvaient à Jussieu. La construction, à Tolbiac également, d’un grand pôle d’enseignement et de recherche consacré aux langues et civilisations doté d’une importante structure documentaire réunissant, autour de l’actuelle Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales, plusieurs bibliothèques spécialisées dans le langues rares nécessite une réflexion de fond sur le devenir des collections de ces dernières. La construction du Musée du Quai Branly, qui comportera une importante bibliothèque, provoque un questionnement sur la répartition des missions et des collections entre les bibliothèques d’anthropologie et d’ethnographie à Paris.
A côté de ces questions d’ordre typiquement scientifique, la mise aux normes de sécurité de la majorité des grandes bibliothèques patrimoniales de Paris est un impératif qui, à coup sûr, provoquera une perte d’espace dans chacune de ces bibliothèques.
Enfin – et ceci ne vaut évidemment pas que pour la région parisienne – le mouvement de numérisation des collections de bibliothèques, d’une part, et l’accélération de l’abonnement de celles-ci aux périodiques électroniques, d’autre part, viennent encore renforcer la nécessité de déterminer les nouvelles conditions selon lesquelles les collections sur support papier correspondantes devraient être conservées.
Sans prétendre aucunement apporter à lui seul une réponse globale à cette question, pour le CTLes une chose est claire: le moment est venu (il l’est depuis longtemps, dira-t-on) pour les bibliothèques d’étude et de recherche, de passer d’une logique d’accumulation à une dynamique de partage. Ce partage peur revêtir la forme d’une conservation partagée répartie dans laquelle chaque bibliothèque, ou une partie d’entre elles, joue un rôle de conservation à long terme de certains documents, dispensant ainsi les autres de conserver les mêmes documents. Cette technique vaut lorsque les bibliothèques en question offrent des conditions de conservation d’une qualité suffisante et apportent, de la part des institutions d’enseignement ou de recherche dont elles dépendent, la garantie de pouvoir assurer cette fonction à long terme.
Cette conservation partagée peut aussi, bien entendu, être effectuée de façon centralisée par le CTLes auquel on transfère les collections concernées. Les deux méthode, au demeurant, ne sont pas exclusives l’une de l’autre mais peuvent, au contraire, se compléter utilement.
C’est sur ces bases qu’une démarche de sensibilisation puis de travail en réseau des bibliothèques d’étude et de recherche de la région parisienne a été engagée conjointement par le Ministère de l’éducation nationale (Direction de l’enseignement supérieur), le Comité stratégique des bibliothèques d’Ile-de-France (instance chargée d’élaborer le schéma global des bibliothèques de l’enseignement supérieur dans cette région et de coordonner les différents aspects de sa mise en œuvre), et le Centre technique du livre de l’enseignement supérieur.
Cette démarche doit s’appliquer prioritairement aux périodiques, puis aux thèses. Elle doit être menée à trois niveaux: celui de chaque établissement à la lumière de sa propre politique documentaire, celui des ensembles de bibliothèques couvrant des disciplines identiques ou proches, celui de la région toute entière.
Un travail préparatoire a déjà été effectué depuis le mois de mai. Il porte sur l’élaboration de listes de titres de périodiques sur lesquels une méthodologie de conservation partagée pourrait s’exercer. Ces listes sont constituées simultanément par certaines bibliothèques proches les unes des autres du point de vue des domaines couverts et par le CTLes à partir des collections qu’il abrite.
Ce travail porte aussi sur l’organisation d’une journée d’étude sur la conservation partagée, qui se déroulera au CTLes à la mi octobre 2001 et à laquelle seront conviées toutes les bibliothèques concernées.
L’objectif de cette journée d’étude est double:
Dans ce contexte, le rôle du CTLes va sans doute évoluer. Il est vraisemblable qu’il ait à accueillir des collections à un rythme plus rapide et selon des flux plus importants que jusqu’à présent. Pour le reste, il est prêt à assumer les différentes fonctions qu’il pourrait se voir attribuer, allant d’un simple rôle de veille, d’alerte lors de constats de l’existence d’exemplaires multiples, notamment pour les périodiques, à un rôle de recommandation, d’incitation. Il pourrait aussi pratiquer des redistributions de documents, comme le font certaines bibliothèques de dépôt dans d’autres pays.
On le voit, le concept de conservation partagée progresse enfin en France. Espérons que l’heure du passage à l’acte approche.